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Responsabilité du fait des produits défectueux : l’aggravation du préjudice par faute de la victime est indifférente sur le quantum de son indemnisation

Civil - Responsabilité
Affaires - Assurance
16/06/2021
La faute de la victime ayant contribué à l’aggravation de son préjudice ne peut donner lieu à une diminution de son indemnisation, sauf à démontrer que ladite faute en était la cause.
Faits et solution

En l’espèce, un incendie ravage une villa. L’expert en a attribué le rôle causal à une rupture sur le réseau électrique imputable à la société Enedis, fournisseur de l’électricité.

Si les juges de première instance déclarent intégralement responsable la société Enedis du dommage causé, les juges d’appel limitent cette responsabilité à 60  %. Ils relèvent que les propriétaires ont commis une faute en faisant installer sur leur réseau privatif un réenclencheur destiné aux réarmements automatiques du disjoncteur. Selon le rapport d’expertise, cet appareil ne répond pas aux normes et a été un facteur « aggravant » du sinistre. Les propriétaires forment un pourvoi en cassation.

Les juges de cassation cassent l’arrêt d’appel au visa de l’article 1386-13, devenu 1245-12 du Code civil, selon lequel « la responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ». Ainsi, puisque la faute des propriétaires « n’avait pas causé le dommage et l’avait seulement aggravé », la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Éléments d’analyse

Le présent arrêt suit a priori une application littérale des dispositions de l’article 1386-13 ancien du Code civil (auquel l’ordonnance du 10 février 2016 n’a rien changé hormis sa renumérotation) qui exige la conjonction du défaut du produit et de la faute de la victime dans la mise en œuvre d’une exonération de responsabilité. Seule, l’aggravation du dommage par faute de la victime ne serait pas exonératoire. En outre, l’attachement du régime spécial de responsabilité du fait des produits défectueux semble être tout aussi clair car l’article 1245-2 dispose que « l'électricité est considérée comme un produit ».

Or, derrière cette clarté apparente se cachent des interrogations qui pourraient potentiellement bouleverser l’économie de la solution tant sur la prise en compte de l’aggravation du dommage par la victime que sur la définition de l’électricité en tant qu’un « produit ».

En l’espèce, il n’a pas été discuté que les propriétaires ont commis une faute en procédant à l’installation d’un réenclencheur qui « pouvait se révéler dangereux » et ce qui a contribué à aggraver le sinistre. Sur cette base, la cour d’appel a limité l’indemnisation des victimes en ayant à l’esprit l’article 1264 issu de la proposition de loi portant réforme de la responsabilité civile : « les dommages et intérêts peuvent être réduits lorsque la victime n'a pas pris les mesures sûres, raisonnables et proportionnées, notamment au regard de ses facultés contributives, propres à éviter l'aggravation de son préjudice » (Proposition de loi, Sénat, 2020, n° 678) ? La victime doit-elle veiller à ne pas aggraver son préjudice au risque, le cas échéant, de voire son droit à indemnisation diminué ?  

Ainsi rédigé, l’article 1264 nouveau briserait une jurisprudence bien établie selon laquelle « l’auteur d’un dommage doit en réparer toutes les conséquences et que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable » (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n° 00-22.302 ; Cass. 1re civ., 2 juil. 2014, n° 13-17.599).
L’obligation pour la victime de minimiser le dommage ou d’en empêcher l’aggravation – « duty to mitigate », originaire du Common Law (British Westinghouse Electric Co. Ltd. v. Underground Electricity Rys [1912] AC 673), est admise dans de nombreux droits étrangers, y compris les proches voisins de la France - Allemagne, Suisse, Italie, Portugal… (S. Tisseyre, RCA, n° 1, Janvier 2016, étude 1, Le devoir de minimiser son dommage. L'hostilité du droit français est-elle toujours opportune ?). Le projet de nouveau article 1264, à l’instar du mécanisme de mitigation du droit anglais, est bien circonscrit afin de ne pas léser la victime dans son droit à indemnisation : les mesures qu’elle doit prendre sont « sûres, raisonnables et proportionnées ». En outre, alinéa 2 du même article dispose qu’« une telle réduction ne peut s’appliquer à l’indemnisation du préjudice résultant d’un dommage corporel ». Ainsi, à la lecture de cette disposition nouvelle, il est permis de croire que la Chancellerie a opté pour un devoir de ne pas laisser s'accroître le dommage inutilement, ce qui constitue une des deux interprétations de la théorie de la mitigation issue de l’arrêt Banco de Portugal v. Waterlow & Sons Ltd (1932) AC 452. Cette deuxième interprétation étant moins contraignante que celle imposant à la victime de prendre des mesures pour minimiser son préjudice (ibid.).

Il est certes possible d’arguer que la responsabilité du fait des produits défectueux est un régime spécial et partant seul applicable à l’exclusion du droit commun, même tel qu’il devrait apparaître après la réforme. Or, la catégorisation de l’électricité en tant que « produit » (défectueux), qui justifie l’application de ce régime spécial, est-elle justifiée ? L’assimilation opérée par l’article 1245-2 précité n’est-elle pas artificielle ?
Cette thèse est soutenue par Pierre Sablière, qui avance plusieurs arguments en défaveur de cette assimilation (P. Sablière, Contrats, conc. consom. 2017, étude 12, Électricité et produit défectueux). Il observe d’abord que l’électricité « produite par un générateur… présente des caractéristiques immuables, en fréquence et en tension, exemptes de tous défauts » et que c’est bien « le passage de cette électricité sur les réseaux de transport et de distribution qui induit des distorsions de l'onde de tension… qui vont être la cause de dommages chez l'usager ». Qui plus est, si l’électricité est un produit, c’est donc une chose : on devrait alors « admettre que son détenteur puisse en avoir la garde juridique au sens de l'article 1384 du Code civil (devenu l'article 1242 du même code) [ce] qui paraît irréaliste ». Plus réaliste est donc d’invoquer la responsabilité contractuelle du gestionnaire du réseau électrique pour faute – la non-conformité de l’électricité aux normes. Mais comme le remarque l’auteur de l’étude « il semble hors de question que cette assimilation soit remise en cause tant au niveau européen, d'où elle est issue, qu'au niveau national ».

En attendant la réforme, l’application stricte des dispositions issues de la directive et le refus des juges de cassation de reconnaître le mécanisme de mitigation, profite à la victime tout en respectant le principe d’indemnisation intégrale. Mais pour combien de temps encore ?
 
Source : Actualités du droit